Chapitre Second.
Ce matin-là, il s'était levé avec difficulté vers six heures et demie. En retard. Il se doucha, face au miroir. Ça lui était difficile de se regarder dans les yeux. Il avait envie de tourner le dos à son image, à long terme de décrocher le miroir. Par superstition, sans doute, ou peut-être simplement par prudence ou par souci d'économie, il n'avait jamais brisé de miroir, même si son reflet ne semblait attendre que ça. Ce jour-là, il avait supporté son double, se demandant tout de même si ce n'était pas dû à son état de profonde fatigue. Sorti de la douche, il se passa un gant d'eau froide sur la figure. Ce geste eut l'effet d'un coup de fouet. C'était mardi. Le jour le plus difficile de la semaine était passé. Il se regarda une fois de plus dans le miroir. Il était éveillé, à présent. Il se rendit compte du goût affreux du réveil qui avait envahi sa bouche et qui ne le quittati pas même après avoir rincé sa bouche une demi-douzaine de fois. Il lui fallait manger. Il s'installa à table, et réfléchit. De quoi avait-il envie? Après tout, c'était peut-être son dernier repas. Il mangea un peu de fromage sur du pain, avec un verre de jus d'ananas. Il ne se brossa pas les dents. Il n'en avait que faire, de toutes façons il puerait le mort dans un an, irrémédiablement. Les autres, leur regard, leurs regards, il s'en contrefichait à présent. Comme il passait pour une sorte de bouffon,un peu plus ou un peu moins de notoriété lui importait peu. Il sortit, puis rentra. Il partit se laver les dents. Il se retint de cracher sur la glace. Il était devenu un esprit faible, dépendant du regard des gens. Malgré lui, sa vie sociale et associative avait pris une place importante, quoi qu'il pensât de l'être humain. Il avait en lui à la fois cette haine profonde envers l'Homme, mais aussi un altruisme inexplicable, un amour propre plus bas que terre, et une pensée lui venait souvent à l'esprit: il était un paradoxe humain. ll se souciait de ce que disaient les autres à son propos, tout en les haïssant; et, c'était plus fort que lui, en les aimant. Il les haïssait en tant qu'humains, mais les aimait en tant que personnes. Il ne savait pas s'apitoyer sur le sort des victimes de catastrophes naturelles, mais était le premier à aider un ami, pour le peu qu'il en avait, tout en sachant qu'il ne lui rendrait jamais la pareille.
En effet, depuis sa maladie, il avait perdu son
humour, il avait mauvaise mine, le teint pâle ou jaunâtre, il était
rejetté par beaucoup de ses prétendus amis à cause de sa tristesse. Il
était triste, donc il n'avait plus aucune utilité au sein de la
communauté: il était accepté grâce à son humour, s'il arrêtait de
débiter des idioties et commençait à devenir pessimiste, il ne servait
plus à rien. Trente ans, célibataire, une durée de vie d'encore quatre
mois maximum. On était fin août, avec un peu de chance il passerait Noël
en famille avant de passer l'arme à gauche. Dans tous les cas, son
espérance de vie diminuait en même temps que la durée des journées.
Comme si un compte à rebours lui rappelait chaque jour que l'échéance
approchait. Au fur et à mesure du raccourcissement des jours, il verrait
son pessimisme augmenter de façon exponentielle. Même s'il haïssait
l'être humain, il aimait la vie. Il n'avait pas eu le temps de vivre. Il
avait eu droit à la moitié, voire le tiers du temps qu'on avait accordé
aux autres hommes pour vivre. Il avait moins bien vécu. La plupart des
personnes de son âge étaient en couple, ou avaient même un ou plusieurs
enfants, mais lui n'avait jamais rien connu de toutes ces joies. Il
n'aurait personne pour le regretter. Il était trop tard pour chercher.
Il se consacrait à ses arts. La littérature, la peinture, la musique -
les trois domaines ayant été à la mode chez les adolescents voulant
s'affirmer artistiquement, ou même socialement. Ainsi, il mourrait dans
son imaginaire, qui serait plus beau que n'importe laquelle des réalités
qu'il avait vécues. Tout était possible, là-bas, nulle part. Et à ce
moment, il pensait à une chose qui lui paraissait d'une absurdité
frappante: une vie heureuse. Il peignait ses rêves, ainsi tout le monde
le croyait optimiste, alors qu'il avait depuis longtemps renoncé à une
vie si belle, et il sentait qu'il n'allait pas tarder à éprouver le même
sentiment à l'égard de sa vie, tout simplement. Chaque matin, son
visage transfiguré paraissait de plus en plus mort. Non pas sa maladie,
son abandon. La nécrose de son pessimisme envahissait son faciès de
façon de plus en plus prononcée, à commencer par ses yeux qui
reflétaient toute la morbidité de ses pensées. Il pensait le soir,
peignait l'après-midi, pleurait souvent. Il comblait ses temps libres
avec la musique. Il écoutait souvent de la musique, car il s'allongeait
fréquemment sur son lit, en allumant la radio. Il se posait les
mauvaises questions: "pourquoi moi?", au lieu d'essayer de se sortir de
son cocon de tristesse. Son état de santé mentale se dégradait
progressivement.
Un jour, il reçut la visite d'une femme d'une
trentaine d'année, cheveux châtains, yeux verts et regard intelligent,
différent des yeux sans expression dont la plupart des femmes étaient
dotées. Elle est jolie, pensa-t-il. Mais il ne pouvait pas se permettre
de séduire cette femme qui lui demandait à présent s'il était intéressé
par une nouvelle cafetière. Son espérance de vie et son physique miteux
ne le lui permettraient pas. La femme eut un mouvement de recul quand
Eric la regarda dans les yeux. Un regard interrogateur, puis
compatissant. Éric lui dit qu'il n'avait pas l'intention d'acheter un
quelconque appareil. Elle lui demanda ce qui n'allait pas. Il la
remercia de sa sollicitude, et fit un pas vers la porte et amorça un
geste pour l'ouvrir. La femme fit quelques pas vers la porte, puis
sortit un morceau de papier de sa poche. Elle écrivit une série de
chiffres dessus, puis le donna à Éric.
"Si vous vous sentez seul un
jour, vous pouvez m'appeler.
- C'est de la pitié que je lis dans vos
yeux..." Pas de réponse.
"Est-ce que j'ai vraiment l'air d'une
épave?" Elle hésita une fraction de seconde, puis répondit:
"Non,
vous avez l'air d'un homme malade, seul pour affronter ça. Après, c'est
possible que je me trompe. Je peux m'en aller tout de suite et vous
n'entendrez plus jamais parler de moi... Mais toujours est-il que je ne
vois pas d'alliance à votre doigt, j'en conclus donc que vous n'avez
personne à qui confier vos états d'âme." Éric eut une drôle
d'impression, un assez mauvais pressentiment. Il avait un brin de colère
qui montait comme une bille le long de sa gorge.
"J'aime la
solitude, dit-il d'un ton sec. Elle ne vous trahit pas. Pas besoin de
compagnie
- La solitude trahit tout le monde un jour ou l'autre. Ce
n'est qu'une question de temps."
Éric explosa. Cette dernière phrase
le mit hors de lui. La bouche sèche et les larmes aux yeux, il cria: "Le
temps, c'est bien ça qui me manque! Ne m'en faites pas perdre
d'avantage! Sortez de chez moi!" Elle s'empressa de sortir, après quoi Éric claqua la porte. Il se mit à pleurer. Un sentiment mêlant rage,
désespoir et impuissance noua sa gorge alors qu'il sanglotait, assis,
recroquevillé dos à la porte. Il prit le papier chiffonné et lit les
lettres rondes.
"Ève"
Ce nom était suivi du numéro de la femme qui
avait provoqué les larmes qui coulaient sur ses joues. Pleurer lui
faisait du bien. Cela faisait quatre mois qu'il en avait besoin. Quatre
mois passés seul dans son appartement, à sortir uniquement pour faire
les courses et pour payer son loyer. Il n'avait pas prévenu sa famille
afin d'éviter qu'ils se morfondent, qu'ils ne se fassent du souci pour
lui. Il voulait partir sans que son entourage ne s'en aperçoive. Il le
dirait quelques jours avant l'échéance. Il le saurait quand son heure
serait venue. Il souffrirait beaucoup plus durant ses derniers jours que
ces derniers jours. Là, il préviendrait sa famille pour la voir une
dernière fois avant son dernier soupir. En attendant, il pleurait, en
pensant à la vie qu'il n'avait pas vécue, à sa vie qu'il avait passée à
être malheureux au lieu de profiter de chaque instant qu'il vivait. Le
soir même, il se coucha, tourmenté par ses regrets, par les paroles de
la femme, par la pensée qu'il perdait du temps à dormir, un temps qu'il
considérait désormais comme plus précieux que de l'or.