Cette nuit là, il ne dormit pas. Il écrivit. Il écrivait tout ce qui lui
traversait l'esprit, ne cherchant pas à structurer ses propos. Tantôt
testament, tantôt roman autobiographique, il écrivait ce qu'il pensait
du monde, de lui-même, racontait sa journée, sa nuit, ses états d'âme,
il décrivait ses sensations, ses sentiments. Il écrivit jusqu'à ce que
la douleur qu'il ressentait au poignet soit insupportable. A ce moment,
il signa, reposa le bloc notes et le stylo qu'il avait utilisés, posa la
tête sur son oreiller et s'endormit.
Le lendemain, il se réveilla
avec un horrible mal de crâne. Il se demanda si la visite de cette
femme, « Eva », avait été un rêve, ou s'il s'était vraiment emporté
comme il le pensait. Il fouilla ses poches -il avait dormi habillé – et y
trouva un morceau de papier chiffonné. Il n'avait donc pas rêvé.
Cependant, le bloc notes à son chevet était vierge, immaculé. Pourtant,
cette rage créative qu'il avait ressentie la veille lui avait semblé si
réelle, si matérielle, qu'il ne pouvait vraisemblablement pas ne pas
avoir écrit toutes ces pages; il en ressentait encore une douleur au
poignet, certes minime comparée à son horrible douleur au crâne, mais
bel et bien présente. Il vit sa fenêtre ouverte, et la ferma. Il décida
de sortir un peu, de façon à se dégourdir un peu les jambes. Ce matin
là, il commanda un café et un croissant au garçon du café situé en face
de chez lui, où il avait remarqué une plantureuse blonde déjeuner
plusieurs fois. Il ne s'intéressait pas du tout à elle, ce genre de
femme lui déplaisait. Il était simplement curieux. Oui, il était plutôt
curieux de la voir d'un peu plus près. Malheureusement, elle ne se
présenta pas ce matin-là. Ce n'était que partie remise, pensa-t-il.
Soudain, il repensa au bout de papier dans sa poche. Il lui fallait
s'excuser pour son comportement de la veille. Il s'empara de son
téléphone portable, saisit le numéro et décrocha. Une voix lui répondit:
« Allô? Qui est à l'appareil?
- C'est... Je suis l'homme qui
vous a agressée hier, je me suis emporté, je... enfin, c'est... j'ai
appelé pour m'excuser.
- Ah... Eh bien... C'est aussi de ma faute.
Répondit-elle par simple politesse.
- Non, je tiens à me faire
pardonner... Je suis désolé, j'étais sous pression, et je n'ai pas
l'habitude d'avoir de la visite...
- Ce n'est pas grave...
-
Tenez, je vais vous payer un café, rejoignez-moi cet après-midi au
bistrot Le Paris.
- Je ne peux pas accepter... Objecta-t-elle.
-
Et pourquoi donc? Rendez-vous au café à 17 heures. »
Elle finit par
accepter son offre. Il rentra chez lui, pour vaquer à ses occupations
habituelles, jusqu'à l'heure fatidique où il dut se rendre à son
rendez-vous. Il ne se regarda pas avant de partir. Il savait qu'il
aurait vomi, étant donné l'état de son estomac. Il n'avait jamais autant
eu conscience de l'immensité de ses entrailles. Son estomac
gargouillait, et il en était ainsi de toutes ses tripes. Il ne savait
pas si c'était le stress ou l'excitation. Il n'avait jamais vraiment eu
de femme dans sa vie, et il se disait que vivre des aventures d'un soir
était irrespectueux et de toute façon inespéré, au vu de son physique.
De plus, il se disait qu'il était en train de commettre une erreur,
qu'il ne devait pas essayer d'être heureux avec qui que ce fût. Il
devait mourir et il ne fallait pas qu'il s'attache à quelqu'un par un
quelconque lien. Si sa tête lui ordonnait de ne pas se rendre au bar,
ses jambes en avaient décidé autrement: d'un pas mécanique, Éric
marchait le long du trottoir de la rue Grange-aux-Belles. Il se retrouva
à son rendez-vous, mais seul. Il commanda une bière, et alla
s'installer à une table. Il avait remarqué que tout le monde le
regardait. Ce devait être à cause de son teint livide, ou le fait qu'il
frappait bruyamment la table de ses doigts depuis une dizaine de
minutes. Enfin, il vit le visage d'Éva passer la porte dans le filet de
lumière qui émanait de la rue. L'atmosphère était sombre, assez tendue,
mais quand il vit les traits d'Éva, Éric sentit son cœur se réchauffer
quelque peu. Elle commanda un capuccino, et il se leva pour payer sa
commande. Il aperçut un sourire sur ses lèvres. Ils revinrent s'asseoir à
la table d'Éric, qui engagea la conversation:
« Je suis désolé pour
hier... J'ai été un goujat.
- Pas la peine de vous excuser, je
comprends parfaitement...
- Je tenais quand même à vous dire que je
regrettais mes paroles, mes actes... Ce n'est pas dans mes habitudes, et
j'ai l'impression, je suis même sur que nous sommes partis du mauvais
pied...»
Un silence s'immisça, où ils se regardèrent dans les yeux,
sans dire mot. Cet instant parut une éternité à Éric, qui but une gorgée
de bière.
« Comment est-ce que vous vivez? Je veux dire, comment
faites-vous pour vivre isolé à ce point?
- Je m'occupe. Je peins,
j'écris, je joue de quelques instruments... J'écoute de la musique,
aussi. Tout ça me permet de m'exprimer, sans interlocuteur.
- Même si
l'art est un bon moyen de s'exprimer, il ne faut pas pour autant se
renfermer, se replier sur soi-même, car ça ne remplacera jamais un
contact humain, qu'il soit amoureux ou amical...
- Selon moi, l'art
est bien mieux que toutes ces fadaises. Ça me permet de m'exprimer à
cent pour cent, sans qu'il y ait de réponse pour autant. Je ne cherche
pas d'échange, seulement un moyen de me révéler sous mon vrai jour, de
me comprendre. L'avis des autres m'importe peu.
- C'est assez peu
conventionnel, comme raisonnement.
- Au contraire, le raisonnement
est typique, c'est l'application qui l'est moins. Combien de fois ai-je
vu des jeunes se prétendant « rebelles » suivre telle ou telle mode?
Plus sérieusement, je ne pense pas en tant que rebelle, mais en tant
qu'Homme, ce qui est, je pense, plus honorable, même si ça ne me confère
aucune fierté. Je me contente d'être. Le plus possible.
- Et
qu'est-ce...
- Non, j'en ai assez de parler de moi. J'ai l'impression
de devenir égocentrique, voire même prétentieux. »
Il but deux
gorgées de bière, puis reprit:
« Vous, comment vivez-vous? »
demanda-t-il après une grimace due à une douleur qui l'avait obligé à
soutenir sa tête d'une main, coude sur la table, et à se tenir le ventre
de l'autre main.
« Vous allez bien?
- Ça va, ça va... Vous ne
voudriez pas qu'on se tutoie, plutôt?
- Comme tu voudras...
- Bon,
tu ne m'as toujours pas répondu: Comment vis-tu?
- Comment je vis,
hein... J'essaie de gagner ma vie en faisant du porte à porte, puis
quand je rentre chez moi je mange un pot de glace ou autre chose de
sucré, et je m'endors seule devant la télévision. Ça fait stéréotype,
mais bon, c'est comme ça. Je me lève le matin, je pars en voiture après
un café, je rentre épuisée, les jambes ankylosées. »
Ils se fixèrent
tous les deux, et une sorte de compassion mutuelle vint obscurcir leur
regard. Chacun vivait le cauchemar de l'autre. Une certaine compassion,
avec un soupçon d'admiration. Ils s'observèrent une bonne minute, avant
de remarquer les yeux de l'autre. Un peu gênés, ils s'agitèrent sur
leurs chaises. Ce fut Éva qui rompit le silence:
« Bon...
- Oui...
-
Il faut que je retourne au boulot, moi...
- Oui, bien... Bon
courage...
- Merci, à toi, bonne journée...
- Merci, toi
aussi... »
Après ces quelques politesses, ils se regardèrent de
nouveau dans les yeux, les pensées perdues dans un regard fixe, comme
s'ils avaient été déconnectés de leur corps dans cette position, figés
dans le temps et l'espace. Éva embrassa Éric sur la joue, et s'en alla,
le pas lourd. On eût dit qu'elle transportait un sac rempli de pavés
tellement sa démarche était lente et peu naturelle.
Éric, quant à
lui, paya la note, laissa un pourboire et s'en alla. Quand il franchit
le seul de sa porte, il se rendit immédiatement dans sa chambre,
automatiquement, comme si une force le poussait jusqu'à son lit.
Cette nuit-là, il fit d'atroces cauchemars.
Cette nuit-là, il rêva
de meurtres.
Fin du chapitre trois. Fin de la publication sur le
blog. Je vais tenter de trouver un éditeur pour mon roman. Toute
remarque constructive, encourageante ou pas, est intéressante. Faites
m'en part si vous en avez l'envie et le temps. Bonne journée, bonne
soirée, bonne nuitée.